Éditions GOPE, 13.8x19.4 cm, 224 pages, cahier photos couleur de 20 pages, 21 €, ISBN 978‐2‐9535538‐7‐1

jeudi 15 novembre 2012

Avant-propos de Jonathan Chamberlain

Il s’agit de l'avant-propos de l’édition originale parue chez Blacksmith Books. Pour ceux qui n’aiment pas lire sur un écran, elle peut être téléchargée depuis le lien ci-contre « PRESENTATION DU LIVRE, Avant-propos de Jonathan Chamberlain ».
------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Lorsque je me décidai à démêler les histoires des dieux représentés sur les peintures que je venais d’acheter – celles qui illustrent Les dieux qui unissent les Chinois –, je n’avais encore aucune idée de l’aventure qui m’attendait. J’avais alors pour seul but de me divertir. Plus je me posais de questions et plus ce qui semblait fort simple en surface devenait vite d’une complexité labyrinthique. Mais, pour moi qui venais d’avoir 30 ans, le temps paraissait encore infini. Je n’étais aucunement pressé de me faire un nom ou d’établir ma fortune, des choses pour lesquelles je n’ai jamais été doué. Au lieu de ça, je vivais reclus dans mon nid d’aigle, juste en dessous de la station météorologique de l’île de Cheung Chau, à Hong Kong. Depuis la pièce qui me servait d’étude, j’observais par-delà la baie de Nam Tam Wan, l’imposant pic du Mont Stenhouse, sur l’île de Lamma. De temps en temps, je posais une question à Bernadette, ma petite amie – que je négligeais alors et qui devint ma femme. Par la suite, elle me dit qu’elle avait été impressionnée par ma persévérance, bien qu’elle ait trouvé mon inclination étrange et peu à son goût. Mais elle sut demeurer patiente et céder à mon besoin perpétuel de me faire expliquer des choses qui, pour elle, étaient d’une évidence absolue.

Réalisant que plus qu’un simple projet, je détenais là un véritable livre, mon excitation monta d’un cran. La même folie qui m’avait conduit dans le bourbier des croyances populaires chinoises m’amena à croire que je pouvais écrire le livre qui ferait référence sur le sujet. On imagine mieux l’abysse de mon ignorance d’alors quand les premières personnes auxquelles je soumis mon manuscrit me suggérèrent de l’organiser sous la forme de chapitres. Des chapitres ? Quelle excellente idée ! Je n’y avais même pas songé. Après avoir retravaillé mon texte, je me vis confronté au problème de trouver un éditeur. J’approchai le service des publications du gouvernement hongkongais. Là, un aimable professionnel me fit asseoir pour me dire qu’il avait autrefois confié un tel projet à un journaliste. Le journaliste en question lui avait renvoyé un communiqué qui déclarait la tâche impossible. Donc, voilà. Il était tout simplement inconcevable d’écrire un livre sur les dieux chinois. « Mais… » Je  n’eus pas le temps de sortir mon manuscrit. D’un air grave, il me tapota le bras et me congédia.

J’obtins bien un soupçon d’intérêt de la part d’une maison d’édition britannique, et le correcteur alla même jusqu’à mandater un expert basé à Bangkok pour une relecture. Son rapport fut positif et nous étions sur le point de discuter des termes du contrat lorsque mon correcteur fut licencié. Le boulevard s’était transformé en cul-de-sac.

Comme plus d’un auteur avant moi, convaincu de l’importance vitale de ce que j’avais écrit – et gardant à l’esprit le vieux précepte quaker de « vivre l’aventure » – je décidai que la seule chose à faire était de m’autopublier. Je me lançai dans ce projet avec toute l’ignorance que j’avais manifestée lors de mes recherches et de la rédaction. Le résultat en fut un livre rempli de fautes typographiques. À tous ceux qui ont acheté cette première édition, j’offre mes plus plates excuses.

Finalement, Pelanduk – une maison d’édition basée en Malaisie – me tira de mon calvaire et publia le livre. Néanmoins, comme j’avais intelligemment conservé les droits hongkongais et vu mon incompétence en tant qu’éditeur, mon ouvrage resta indisponible à Hong Kong pendant les 25 années suivantes. Pelanduk aggrava la situation en ne me versant pas le moindre droit d’auteur, et ce malgré trois rééditions.

Version publiée par les éditions Pelanduk, Subang Jaya (Malaisie)
Entretemps, se fit jour en moi l’idée de demander à John Blofeld, le grand sinologue et écrivain sur les arcanes du taoïsme chinois, de rédiger une préface. Je découvris qu’il vivait à Bangkok et je devins convaincu qu’il était le relecteur qui avait loué ma prose quelques années auparavant. Je parvins à le retrouver en demandant simplement son numéro de téléphone au secrétaire de l’Asia Society. À cette époque moins sécuritaire et plus courtoise, le numéro de téléphone et l’adresse étaient fournis sans une once de protestation. Je l’appelai et fus invité à déjeuner.

John Blofeld habitait une maison traditionnelle dans une banlieue lointaine de la capitale. Il m’expliqua qu’une maison thaïe consiste en un ensemble de bâtiments en teck de taille identique que, pris séparément, nous appellerions un toit. En l’occurrence, sa demeure, petite mais adaptée à ses besoins, comptait cinq toits. Sa fille adoptive prenait soin de lui.

Lorsque je le rencontrai, il était de toute évidence malade et il m’informa sans le moindre sentimentalisme qu’il mourait d’un cancer. J’étais en avance à notre rendez-vous et dus patienter dans une petite alcôve sur le pas de sa porte. Lorsqu’il fit son apparition, je découvris un homme émacié, aux cheveux gris coupés ras et au visage d’une malice mutine et électrique.

Je passai quatre heures à ses côtés, dans sa chambre sombre – il était plus à l’aise allongé. Sa souffrance était quasi constante. Notre échange navigua d’un sujet à l’autre. Il m’expliqua que son nom avait pour origine le Norfolk, en Angleterre, et non l’Allemagne comme je l’avais supputé. À un moment donné, il chercha dans un grimoire une référence obscure à un oiseau de la mythologie chinoise qui, n’ayant qu’une seule aile, ne pouvait voler qu’en s’accouplant. Cette image merveilleuse s’imprima en moi à jamais. Il reconnut avoir écrit, sous un pseudonyme, quelques contes érotiques chinois, usant de sa connaissance des pratiques sexuelles ésotériques ayant cours dans diverses sectes taoïstes, et il m’invita à fouiller dans une boîte et à m’adjuger tous ceux qui y étaient en double. Cependant, lorsqu’on en arriva à mon propre livre, Chinese Gods, il nia l’avoir lu. De bon cœur, il accepta de le lire et s’il l’appréciait, ou plutôt s’il s’en sentait l’énergie, il en écrirait la préface. Environ un mois plus tard, je reçus son texte que vous pouvez désormais lire dans les quelques pages suivantes, et peu de temps après, la nouvelle de sa mort – cette préface est donc presque certainement son dernier travail publié.

Pour en revenir au livre, je crois sincèrement que malgré tous ses défauts, il n’en reste pas moins de valeur. J’espère que l’enthousiasme dont il fait montre pour son sujet est manifeste. On le compara un jour au Centre Pompidou de Paris – dans le sens où il exhibe en surface toute sa structure. Je prends effectivement soin d’expliquer clairement chaque étape de mes analyses, afin de rendre plus évidents encore les moments où je me perds en conjectures.

Quelqu’un d’autre m’a complimenté sur mon style, en me disant que j’écrivais comme je parlais. Du moins, je crois que c’était un compliment. À la relecture, il y a de nombreux passages que je reformulerais, mais, jusqu’à présent, j’ai résisté à l’envie de tout reprendre. Il est fort probable aussi que je parle différemment aujourd’hui.

N’y a-t-il rien que, par sagesse rétrospective, je souhaiterais modifier ? Le fait est que je ne suis pas plus sage maintenant que je ne l’étais alors. Si j’ai bien apporté quelques changements cosmétiques, ce livre reste pour l’essentiel identique à celui écrit trente ans en arrière. Il est l’ouvrage d’un non-conformiste enthousiaste, qui n’a jamais eu peur de tirer des conclusions parfois à la limite du farfelu. Malgré tout, si j’ai pu contribuer de manière originale à une plus grande connaissance, c’est à travers le texte consacré au dieu Nezha.

Nezha (哪吒), également connu sous les noms de Troisième Prince, Santaizi et Li Nezha
Cet ouvrage doit être lu comme le récit d’un voyage initiatique, une révélation graduelle de l’univers des croyances chinoises. J’ai cherché à communiquer mon excitation et j’espère y être parvenu. Il ne s’agit en aucun cas d’un de ces livres érudits, du genre de ceux qui ennuient le lecteur à mourir.

Zhong Kui (鍾馗)
Un mot sur les peintures. Lorsque je commençai à m’intéresser à l’art traditionnel de la peinture sur verre, il était déjà en voie d’extinction. On trouve toujours des représentations de deux ou trois dieux connus (Guandi et Guanyin, principalement), mais les autres ont depuis longtemps disparu des boutiques. Cela signifie que les illustrations de ce livre font partie des quelques rares archives représentant ces dieux. À l’époque où je me les suis procurées, les peintures de Zhong Kui et de Fille Fleur de Pêcher étaient certainement parmi les dernières disponibles. Ces images sont donc, pour certaines, les derniers témoignages de cette forme d’art et de ses différents styles.

Fille Fleur de Pêcher (Taohua xiannü 桃花仙女)
Enfin, lors de la réédition de Chinese Gods, j’ai pu inclure un essai ayant pour thème la fête des Petits Pains de Cheung Chau. Il m’avait été commandé par Ian Lambot, qui publiait alors un livre de photos* sur cette fête et souhaitait une introduction en accompagnement. En tant qu’expert local, la tâche me revint. Bernadette et moi nous renseignâmes à droite à gauche, avant de nous apercevoir que notre plombier, M. Man, était intarissable sur le sujet. Il devint notre indicateur. En plus de son précieux témoignage, je disposais d’exemplaires de tout ce qui avait pu être écrit à propos de cette manifestation, et je peux donc affirmer sans risque que cet essai en contient la meilleure description faite à ce jour.

The Bun Festival of Cheung Chau, Ian Lambot & Jonathan Chamberlain, Studio Publications, ISBN 978-9627460039
Bien entendu, les années passent et des changements se font jour – certains considérables, d’autres insignifiants. Le festival auquel on assiste aujourd’hui n’est plus la réplique exacte de celui auquel j’assistai en 1989 et sur lequel j’ai basé mes descriptions. Un semblant de course d’escalade est désormais de nouveau autorisé, avec des grimpeurs harnachés de cordons de sécurité. (Pendant des années, cette course fut interdite, car les financements pour la construction des tours provenaient traditionnellement des triades. L’effondrement accidentel de l’une d’entre elles servit de prétexte aux autorités pour interdire la course et ainsi mettre fin à cette pratique). Comment ces célébrations, dans toute leur complexité, survivront aux évolutions à venir, nul ne le sait. Malgré tout, elles demeurent un événement des plus pittoresques – et un rappel annuel de la vigueur des croyances traditionnelles.

Version publiée par les éditions Blacksmith Books, Hong Kong
Il me reste à vous souhaiter bon voyage, en espérant que ce livre vous soit utile pour vos aventures dans le monde de la religion populaire chinoise.

Jonathan Chamberlain
Brighton, Angleterre
Décembre 2008

Traduit de l'anglais par Jérôme Bouchaud.
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française.


mardi 23 octobre 2012

Préface de John Blofeld


Il s’agit de la préface à l’édition originale parue chez Blacksmith Books. Pour ceux qui n’aiment pas lire sur un écran, elle peut être téléchargée depuis le lien ci-contre « PRESENTATION DU LIVRE, Préface de John Blofeld ».

------------------------------------------------------------------------------------------------------------
En se basant sur des écrits datant de plusieurs milliers d’années, on dénombre invariablement deux concepts chinois de l’Ultime : l’un, intellectuel et neutre, l'autre, populaire et théistique.
Le premier est représenté par le sinogramme 天 (tian) désignant le Ciel ; le second, par deux noms, l’un signifiant le Seigneur des Cieux, l’autre le Grand Empereur (bien plus tard, ces deux termes furent adoptés en Chine par les missionnaires catholiques et protestants pour décrire chacun leur concept d’un Dieu Créateur et Tout Puissant).

Du temps de Confucius, il y a environ 2 500 ans, il semblerait que le concept neutre de l’Ultime se soit largement répandu parmi les Chinois éduqués, abandonnant le concept théistique aux masses, qui l’enveloppèrent de ce que l’on peut appeler la religion populaire de Chine. Confucius, et les disciples qui lui succédèrent, considéraient l’Ultime comme une source impersonnelle d’existence, une manifestation dynamique plutôt qu’un être. Penser et agir en accord avec les signes émanant de cette source, croyaient-ils, apporteraient en récompense harmonie et félicité. Agir en désaccord, ou à leur encontre, mènerait au désastre.  Confucius ne réfutait pas totalement l’existence de dieux ou d’esprits (subordonnés à l’Ultime) ; il conseillait à ses disciples de les traiter avec respect, mais aussi de s’en tenir à distance. Lui et tous ceux qui partageaient son avis peuvent être assimilés à des agnostiques de haute morale ; bien qu’enclins à croire en l’existence d’êtres surnaturels, ils estimaient aussi qu’il serait, pour des être humains, peu raisonnable de les côtoyer, car en désaccord avec l’Ordre Céleste et ses principes.

Confucius (Kong Zi, 孔子)
Cependant, jusqu’à encore récemment en Chine (c’était d’ailleurs le cas dans de nombreux pays à l’orée du XXe siècle), près de 80 % de la population était illettrée. Des 20 % restants, la moitié peut-être pouvait être considérée semi-lettrée. Il semblerait que suivant les époques, les Chinois les plus érudits aient été agnostiques à des degrés divers et tendaient, si ce n’est à douter de l’existence d’êtres surnaturels, au moins à douter de l’utilité de leurs pouvoirs pour le commun des mortels. Il est vrai que tout gouvernant, depuis l’empereur lui-même, était parfois requis de soumettre au Ciel suppliques et rapports, comme si un dieu suprême ou une hiérarchie d’êtres surnaturels régentaient nos vies. Cependant, le but de telles cérémonies semble plutôt avoir été de rassurer les populations, leurs gouvernants montrant de cette façon qu’ils se souciaient effectivement de leur bien-être ; cela ne dénote pas, selon moi, une foi catégorique en l’existence d’êtres célestes, auxquels ils s’adressaient pour la forme, sous les volutes d’offrandes ardentes.
D’un autre côté, la masse du peuple était, comme je l’ai dit, illettrée. Ces gens simples, qui constituaient une écrasante majorité, semblent avoir été entièrement persuadés de l’existence d’êtres surnaturels, dont un grand nombre fut finalement intégré à la hiérarchie des divinités de la religion populaire. Plusieurs de ces êtres sont cités dans d’anciens textes chinois ; de temps à autre, certains étaient admis au panthéon ; d’autres encore furent des personnes déifiées à titre posthume soit par l’empereur régnant, soit par plébiscite populaire. L’on peut dire que les masses étaient d’une crédulité extrême, prêtes à croire à toutes sortes de prodiges, alors même qu'elles étaient dirigées par des sages agnostiques, voire athées convaincus. À ce sujet, notons brièvement que, les intellectuels n’ayant jamais établi de distinction claire entre esprit et matière, le terme « athée » ne peut être ici totalement appliqué. La croyance mystique en l’union indivisible de la matière et de l’esprit (le tao) était largement répandue ; les sages n’étaient donc nullement matérialistes, étant donné leur scepticisme vis-à-vis de l’existence d’esprit(s) désuni(s) de la matière, ou d’une matière désunie de l’esprit.
Au début de l’ère chrétienne, une religion à part, à savoir le taoïsme, s’était entre temps propagée. À l’origine, certains de ses fondateurs étaient des guérisseurs itinérants en quête de remèdes et de méthodes pour prolonger la jeunesse, la vigueur et la vie elle-même ; d’autres se dévouaient à la philosophie profonde de Laozi (老子) et de Zhuangzi (莊子). Les taoïstes avaient tendance à errer en vagabonds ou à former de petites communautés dans des régions montagneuses reculées, pratiquant sans relâche leurs préceptes et leurs techniques, vivant longtemps et restant alertes malgré leur grand âge. Le bouddhisme arriva officiellement en Chine au 1er siècle de l’ère chrétienne, mais plus probablement bien avant cela. Les premiers patriarches bouddhistes étaient soit des Indiens, soit des Chinois ayant suivi l’enseignement de maîtres indiens. Leurs temples étaient souvent construits dans les villes, mais aussi sur des montagnes isolées. C’est à partir de ce moment-là qu'on put classer plus spécifiquement certains groupes en tant que taoïstes ou bouddhistes, et les considérer sur le plan religieux comme détachés des masses et de l’ensemble des lettrés. Au fil des époques, le confucianisme restait néanmoins la seule religion ou philosophie acceptable dans la sphère publique pour les classes dirigeantes, même aux périodes où le foyer impérial lui-même penchait fortement vers le bouddhisme, le taoïsme, voire les deux. Le peuple, quant à lui, continuait à vénérer un panthéon constamment grandissant d’êtres célestes, et la religion populaire prospéra ainsi à chaque règne ou presque. Comme nous l’avons vu, certaines divinités remontent aux temps antiques, tandis que d’autres ne furent ajoutées au panthéon qu'au fur et à mesure. Ces êtres surnaturels comprenaient des déités stellaires, de la nature, des humains déifiés et beaucoup d’autres sortes encore. Les populations incorporaient ainsi tous les dieux, esprits et bodhisattva découverts au travers de leurs échanges avec les taoïstes et les bouddhistes, aboutissant à un total supérieur à un million de divinités. On peut donc affirmer qu'ils amalgamaient des éléments de quatre religions et/ou philosophies de la vie, à savoir : le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme et la religion populaire (qui cependant n’a jamais été nommément désignée en chinois, et ce de tout temps).

Lao Tseu (Laozi, 老子)
 Les Chinois ont beau avoir toujours prétendu n’avoir que trois religions, la religion populaire est l’appellation que je donne à la quatrième (en bien des points, la plus ancienne de toutes). La raison de leur omission est la suivante : jusqu’à il y a encore un peu plus d’un siècle, il n’existait aucun mot dans la langue chinoise signifiant précisément « religion ». L’absence d’un tel mot semble résulter de la volonté de n’accepter aucune discrimination entre esprit et matière, et dès lors de ne laisser aucune place à une séparation entre la religion et la vie. Malgré tout, au XIXe siècle, un terme devint nécessaire pour traduire les textes occidentaux, et c’est à ce moment que le néologisme zongjiao (宗教) fut importé du japonais. Dès avant cela, néanmoins, les Chinois avaient depuis longtemps parlé des sanjiao (三教), ou les Trois Doctrines (ou enseignements). En un mot, le terme de « doctrine » avait jusqu'alors été utilisé en lieu et place de celui de « religion ». À proprement parler, la religion populaire ne pouvait être considérée comme une « doctrine », car elle ne contenait aucun enseignement philosophique ou moral. La plupart des fidèles priaient pour la bénédiction du dieu de leur choix et laissaient des offrandes dans l’espoir d’apaiser la colère divine, et ainsi de se garder de toute mauvaise fortune. La religion populaire ne comprenait guère plus que prières et offrandes, ajoutées à certains rituels se greffant autour de ces deux pratiques. À force d’entendre constamment le terme de « trois doctrines » (jamais quatre), les Chinois eux-mêmes en devinrent confus. De nos jours, il n’est pas rare qu'un érudit chinois désigne sous le terme de « taoïste » tout temple qui n’apparaît pas manifestement confucéen ou bouddhiste. Ainsi, taoïsme et religion populaire se sont confondus dans l’esprit des gens. Cette situation est en partie due au fait que les communautés taoïstes, vivant en ermites sur des hauteurs isolées de tout, avaient besoin d’une forme de soutien. Elles l’obtenaient au plan local, principalement sous la forme de vivres et de biens de première nécessité fournis par les populations rurales. En retour, elles leur accordaient ce qu'elles voulaient : primo, des remèdes ; secundo, des obsèques pour leurs morts ; tertio, des cultes pittoresques en l’honneur de certains dieux, surtout aux jours supposés des anniversaires de ceux-ci. C’est ainsi que des ermites taoïstes, qui n’avaient peut-être aucun sentiment religieux personnel, furent amenés à soigner des malades et à mener des cérémonies chatoyantes pour le compte de leurs bienfaiteurs.

Tchouang Tseu (Zhuangzi, 莊子)
Je n’adhère pas totalement à la théorie de Jonathan Chamberlain selon laquelle, à proprement parler, les Chinois n’auraient jamais eu qu’une seule religion. En dehors de la religion populaire, nombreux ont été ceux que l’on aurait pu appeler à juste titre confucéens, et d’autres que l’on aurait pu qualifier d’authentiques taoïstes, bouddhistes ou musulmans. Cependant, il est vrai qu’une grande masse du peuple souscrivait à un amalgame des quatre. Ainsi posée, l’affirmation de l’auteur est effectivement correcte.
Dans cet ouvrage, l’auteur a sélectionné et décrit des divinités représentatives de la religion populaire, offrant un panorama original des aspects des croyances traditionnelles chinoises telles qu’elles étaient vécues par les masses. La prévalence à ce jour de la religion populaire à Taïwan, à Hong Kong et dans la plupart des grandes villes d’Asie du Sud-Est et du monde disposant d’importantes communautés chinoises, indique que cette forme de religion est toujours très pratiquée. Les temples sont souvent pris d’assaut du matin au soir. De façon assez surprenante, beaucoup de ces visiteurs semblent être plutôt aisés et, donc, supposément instruits. En Chine continentale, suite aux destructions de temples du temps de la Révolution Culturelle, rares sont désormais ces lieux de culte, tant ils évoquent une pratique purement superstitieuse, et donc particulièrement répugnante aux yeux des communistes, plus vile encore que les autres religions. Mais il est fort probable que la religion populaire y reste encore vivace, quoique latente. N’étant pas institutionnalisée à la manière des autres croyances, elle peut survivre secrètement dans un environnement hostile, prête à s’épanouir de nouveau lorsque cette hostilité s’atténuera.
Selon moi, si les Chinois riches, et apparemment instruits, des communautés d’outre-mer adhèrent en grand nombre à la religion populaire, c’est en partie parce que ces gens aujourd’hui prospères sont les enfants et les petits-enfants d’immigrants illettrés dont ils ont hérité les superstitions paysannes, et guère mieux en matière de traditions.
En conséquence, il est surprenant que si peu de textes aient été écrits au sujet des divinités de la religion populaire. Le fait qu’elle perdure, et qu’elle prospère même chez les communautés d’outre-mer malgré leur niveau de sophistication, suggère qu’il est essentiel pour quiconque s’intéressant à la Chine de mieux connaître les croyances ancestrales qui, au fil des siècles, contribuèrent au développement de cette religion atypique. Je suis dès lors ravi de rédiger cette préface pour le livre de Jonathan Chamberlain. Qu’il ne soit que le premier de livres plus longs et plus détaillés encore sur des thèmes analogues. Car notre auteur a une belle plume. Qu’il n’aborde que quelques-unes des innombrables déités est entièrement pardonnable, dans le sens où il s’agit d’un ouvrage pionnier. J’espère pour ma part qu’il sera l’un des auteurs qui, dans les années à venir, nous apportera une compréhension plus large et plus profonde des dieux de la Chine. 

John Blofeld
Bangkok, 1987

Traduit de l'anglais par Jérôme Bouchaud.
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française.


John Blofeld



John Eaton Calthorpe Blofeld (1913-1987) était un écrivain britannique, spécialiste reconnu des religions et philosophies asiatiques, et particulièrement du bouddhisme chinois et du taoïsme.

Plusieurs de ses très nombreux livres ont été traduits en français :

Taoïsme : La quête de l'immortalité ;
Le Yoga de la compassion : Le Culte mystique de KuanYin ;
Les mantras ou la puissance des mots sacrés ;
Le yoga, porte de la sagesse.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Les dieux qui unissent les Chinois, petit historique

Jonathan Chamberlain a écrit une première version de Chinese Gods au début des années quatre-vingt. Depuis, son livre a été réédité et révisé plusieurs fois, la dernière édition étant celle parue chez Blacksmith Books (janvier 2009).

mardi 2 octobre 2012

Présentation

Cet ouvrage est le 2e d'une série commencée avec Les liens qui unissent les Thaïs (http://lesliensquiunissentlesthais.blogspot.fr/).
Illustré de reproductions de peintures sur verre représentant les principaux dieux chinois, ce livre accompagnera le visiteur de temple occasionnel tout comme le passionné de culture chinoise.


L'auteur

Jonathan Chamberlain a obtenu un diplôme d'ethnologie à l’université de Sussex. Il a été enseignant pendant vingt-cinq ans à Hong Kong et il réside aujourd’hui à Brighton, au Royaume-Uni, où il se consacre à plein-temps à l'écriture.

Il se décrit comme un romancier que la vie a pris en otage.

© Merlyn Chesterman, 2007


Le traducteur

Jérôme Bouchaud vit depuis neuf ans en Asie dont cinq passés en Chine et quatre en Malaisie. Il a écrit et contribué à une dizaine de guides du Petit Futé pour l'Asie du Sud-Est et il est aussi l'auteur de Malaisie, modernité et traditions en Asie du Sud-Est (Éditions OLIZANE). Il a traduit Trois autres Malaisie (www.troisautresmalaisie.blogspot.fr/) et a participé à Bangkok Noir (http://bangkoknoirgope.blogspot.fr/), parus aux Éditions GOPE.